IRENE DESVIGNES - L'EVEIL DU VOLCAN

Si elle creuse une intime relation au réel, voire à un environnement réaliste qu'on devine vécu, très vite une sourde déformation envahit la toile, insidieuse et dérangeante, comme si les troubles tensions du dedans secret venaient perturber l'ordre établi.

Modifiées, transformées, voire agressées, les formes initiales, à savoir celles des objets d'un quotidien a priori rassurant, installent une atmosphère chargée, onirique, sinon fantastique. L'art d'Irène Designes « enchante et oppresse», comme elle le dit du peintre Peter Doig qui, naguère, l'a envoûtée. Elle n'a guère de limite : « Le style, c'est l'absence d'enfermement.» Elle impose ainsi un constant et réjouissant malaise, un décalage prenant et surprenant, et une implacable présence d'art, sidérante d'intensité picturale, et d'autant plus forte que sa chromatique éclabousse l'étendue. Comme si une absence dévorante, subtilement mons-trueuse, envahissait la scénographie installée, en partie tranquille, en partie inquiétante.

À l'aise dans le champ ouvert d'une création plurielle et vive, Irène Desvignes intègre ici et là des éléments abstraits, dans un vêtement abandonné, dans une plaque murale ou dans la trame exacerbée d'une chevelure. Si le corps est le cœur de la création âpre et tonique d'Irène Desvignes, la couleur, libérée de ses relations au réel et débordant les contours linéaires des formes reconnues, semble vivre sa vie propre, « démarche qui m'embarque dans un infini ». Aller toujours plus loin est son credo.

ÉNIGMES ET VIBRATIONS

Irène Desvignes s'élance souvent d'une photographie prise par elle-même, ou d'une capture d'écran, quand une scène l'a fascinée, choc émotionnel à la clef. Tranche de réel prélevé, et « temps d'arrêt, temps suspendu », comme dans les marges énigmatiques d'un Hopper exacerbé. Suit une esquisse qui prépare la peinture. Vibrante et tendue, chaque œuvre intègre différents niveaux de lecture qui « se retrouvent entremêlés sur les toiles de l'artiste, où le regard glisse insensiblement du naturalisme à l'incongru, de la forme à l'informe, de la ligne à la matière, de l'histoire de l'art ou de l'histoire intime à l'inopiné», comme l'écrit très justement Jean-Emmanuel Denave.

Quant aux êtres montrés, le plus souvent féminins - la récente série de dessins consacrée aux soldates est impressionnante -, il ne s'agit jamais d'individualités : « Je ne représente pas les personnes, mais l'humain est contenu dans mes peintures.» On voit donc des silhouettes traversées par des flux d'énergie, et leur puissance colorée traverse le décor. « J'ai longtemps été un volcan éteint. Et maintenant le rouge vient du magma, et l'enfoui s'éveille en éruption mentale. » Création sous haute tension.

Christian Noorbergen, ARTENSION, mars - avril 2024


TECTONIQUE DU TENDRE

« (…) À l’intérieur d’un poing fermé, on peut réunir la beauté de mille falaises ».
Traité sur les jardins rédigé au XIIe siècle par Du Wan, le « Catalogue des Pierres de la Forêt des Nuages »,

La peinture ne cache pas toujours un contenu dissimulé sous une forme couvrant avec virtuosité petit ou grand secret tout à la fois dérobé et offert au regard. Il arrive que la forme elle-même soit le secret. C’est bien ce que nous suggère le travail d’Irène Desvignes. Que fait-on vraiment lorsqu’on ouvre la peau de la couleur, lorsqu’on la tend ou l’incise, lorsqu’on la caresse ou quand on la force ?

Des ondes roses qui dessinent des archipels dans un champ d’énergie, des aplats enserrant des fragments d’îles pris dans des cercles de chaleur ou des effleurements minéraux de jardins secs dans des sables liquides. Des silhouettes sont posées là puis ensevelies sous des matières, figuratives ou abstraites. Des formes à l’informe, un inventaire se devine et fuit dans les coulées claires, dépose là un gouffre incarnat, ici la stridence d’un vert vif. Des longues dérives et de brèves escales à peine crayonnées sur les carnets d’un voyage intime au milieu de quelques objets.
La peinture recouvre les traces anciennes, esquisse les figures à venir dans des fluides, laisse apparaitre les sédiments des souvenirs d’un geste. Elle soustrait jusqu’au dépouillement, renverse et réordonne des figures ou des lieux devenus inactuels. Ce palimpseste qui écrit les textes d’un jour nouveau semble garder malgré lui les traces qui l’ont précédé. Comme un mouvement qui n’aurait ni fin, ni fond.

C’est bien le corps qui s’impose dans ces entrelacs accueillant des formes qui s’échappent et s’engloutissent dans les germinations d’une matière molle. Irène Desvignes peint les vertiges, les franges et les plongées d’une peau à toucher comme une source. Tout va de douceurs en frémissements dans cette topologie des sens. Lignes calmes ou véhémentes. Ce travail se soutient du corps même de la créatrice, qu’il soit entier ou mutilé, imaginaire ou désirant. La membrane d’une frontière qui isole et qui lie. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une figuration mais du choix difficile de peindre les énergies qui courent et qui participent à la création d’un nouveau monde.

Ces forces de peau sont aussi celles des origines des temps lorsque nous rêvons de la terre naissante et de ses paysages de pierre et d’arbres dressés. La peinture est un entre monde lorsque la rêverie n’est pas distincte des choses. Elle dit alors la mémoire des vieux volcans des nuits de Chaos avant Gaïa, des iles englouties, des sentiers ravinés après l’orage ou celle de la laisse de mer avec ses algues, mousses et coquillages, déposés par la houle et les courants de marée.
Les bois flottés de la vie.

Christian Sozzi, Galerie B+, Juin 2021


Irène Desvignes : D’îles en elle

Du rose, du bleu, un lac vert, des îles, une cartographie imagée en guise de « petite cosmogonie portative » autobiographique… tel est à peu près l’univers d’Irène Desvignes.
Au bout de ses Beaux arts à Lyon et d’une trentaine d’années de peinture, elle évolue dans ses rêves, ses souvenirs, son imaginaire ; et ses tableaux comme ses sculptures en céramique racontent chacun une histoire, déroulent une saynète.
Elle flotte au milieu de poissons phalliques. Elle caresse des cratères-lunes ou vulves ; ses petits volcans apprivoisés. Elle évoque.
Des fruits s’isolent du fond pour rendre hommage à Cézanne, à une tradition picturale ainsi que, tout simplement, à la nature édénique. Ce sont ses îles oniriques, c’est à dire ses escales dans un vaste océan qui pourrait être celui de sa vie, c’est à dire ses elles.
Il lui faut peut être en faire ses ailes pour planer dans la transparence, flâner sur les chemins du fur et à mesure, à sa façon impulsive et non intellectualisée, dans une énergique dynamique gestuelle.
S’en échapper aussi puisque, plus Irène Desvignes avance, plus elle semble aller vers des formes géométriques qui naissent, s’entrechoquent, s’envolent vers une forme d’abstraction presque naïve et très colorée. Pas la géométrie radicale, pas la couleur pure, mais l’évanescence, la tendresse aussi, peut-être.
Les îles grecques, Lanzarote aux Canaries, la Bretagne, les petits formats comme les grands, constituent les pièces d’un puzzle, les fragments d’un récit, souvent chargés de symboles et de métaphores qui, d’îles en elle, de reprises en remaniements, l’amènent vers l’épure du blanc.

Stani Chaine, Mars 2015



« A la lisière de la forêt, - les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, - la fille à lèvre d'orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu'ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer. » (Arthur Rimbaud in Enfance,Illuminations )

Nous pourrions citer beaucoup Rimbaud pour évoquer les toiles d'Irène Desvignes : de Sensation à Ophélie jusqu'aux Illuminations. Mais ce court extrait d' « Enfance » semble à lui seul condenser bien des thématiques, des motifs et des tonalités propres à l'artiste. Pêle-mêle : l'eau, la mer, les fleurs, le féminin, la nudité, les couleurs claires ou vives... Au bord de l'eau, au bord de soi, depuis quatre ans, Irène Desvignes opère un retour sur son passé qui est aussi une exploration d'elle-même et, de manière plus générale encore, de la féminité. Dans la série d'autoportraits à la bouée rose par exemple, les joies de l'enfance ressurgissent avec leur part de simplicité et de naïveté. Mais, concomitamment, la maturité du corps est soulignée, traitée avec plus de force et de dureté. La peinture d'Irène Desvignes est traversée par un écart, fût-il discret. Ecart entre la sensation immédiate et la conscience de soi, écart entre le souvenir et le présent, écart entre des motifs d'allégresse et d'autres marquant davantage l'ambiguïté, le doute, l'ironie...

Les grandes fleurs (anémones, narcisses...) d'Irène Desvignes tintent, éclairent et éclatent à tel point qu'elles envahissent l'espace, en distordent l'ordonnancement habituel. La peinture est figurative mais aussi troublée esthétiquement par une imagination qui prend sa source dans la matérialité des choses et tend à dissoudre les formes : buées, vapeurs colorées, brumes, fluidités aquatiques, liquides parfois amniotiques... L'eau et les rêves, l'air et les songes, notions chères à Gaston Bachelard, enveloppent, emportent, délestent les figures.

Quand Irène Desvignes travaille, pour une série de tableaux, sur le Bain turc d'Ingres, elle isole à chaque fois une figure féminine et déplie ainsi de manière analytique cette formidable boîte à fantasmes masculins. Elle démonte un processus pictural et, à la fois, déconstruit l'idéal érotique, pour le reconstruire et recomposer autrement. Au-delà, s'atteler à Ingres c'est bien sûr s'atteler au dessin virtuose, à la ligne serpentine. Les odalisques se retrouvent ici esseulées au milieu d'une forêt de tomates démesurées, parmi des couleurs éclatantes, des atmosphères vaporeuses et des coulures de peintures, des ajouts plastiques bruts. Eden, oui, mais légèrement vacillant et incertain. Dessin, oui, mais sous tension ou perturbé.

Dans un cycle de dessins, organisés systématiquement en triptyques, Irène Desvignes part d'abord d'une représentation de plants de tomates ; en reprend ensuite les seules zones sombres et y inscrit une figure féminine ; cartographie enfin le tout de manière abstraite en y ajoutant la première image mentale venue. Pour chaque série, un saut, un écart, est effectué : de la représentation réaliste à celle, ombrée, de l'inconscient, puis à l'abstraction agrémentée d'un motif intuitif et presque surréaliste. Ces trois « plans », pensons-nous, se retrouvent entremêlés sur les toiles de l'artiste, où le regard glisse insensiblement du naturalisme à l'incongru, de la forme à l'informe, de la ligne à la matière, de l'histoire de l'art ou de l'histoire intime à l'inopiné.

Jean-Emmanuel Denave